Un enfant, assit sur les genoux de son père, observait silencieusement les marécages, l'expression de son regard quasi éteint. Les mains du père jouait avec les longs et fins cheveux ébènes de son fils. Il faisait nuit. Des petites lucioles voletaient dans les airs, leur douce lueur se reflétant sur l'eau pleine de vase des marécages tandis que les sons de la faune sylvestre brisaient le silence, rappelant aux deux humains silencieux qu'ils existaient tout autant qu'eux et qu'ils étaient tout autant les habitants temporaires de cette ancestrale forêt. Ce soir, l'air était doux et humide, et l'on pouvait sentir la fragrance d'un temps pluvieux à venir. Peut-être même un orage, qui sait. Un vent léger faisait tressaillir les feuilles des très grands arbres centenaires qui bruissaient paresseusement. Le petit garçon bougea légèrement sur les genoux de celui qui avait participé à lui donner la vie. La main de ce dernier s'interrompit et, pensif, il adressa des mots à son enfant, de sa grosse voix douce et rude à la fois, une voix que Lebannen avait toujours trouvé rassurante. C'était la seule qui avait la capacité de réchauffer son cœur froid.
- Que penses-tu de la vie, Lebannen ?
Cette simple question étonna un peu l'enfant. Une grenouille croassa. Ses yeux verts des bois regardèrent dans le vague, tandis qu'il réfléchissait à la réponse qu'il donnerait à son interlocuteur. A vrai dire, il n'avait que neuf ans, il était bien trop jeune pour pouvoir être en mesure de juger de la vie avec exactitude et réelle maturité. Toutefois, son père ne l'avait jamais et ne le traiterait jamais totalement comme un enfant. Il tentait régulièrement de lui inculquer certaines choses, allant des leçons de sagesse aux connaissances plus traditionnelles. Son regard se posa sur une luciole qui voletait près de lui. Oui, c'était ça. Une luciole.
- C'est comme cette luciole. Elle a beau paraître lumineuse, la vie ne dégage presque aucune chaleur, père. - Tu me parais bien pessimiste, pour ton âge. Pourtant, toi qui est assis sur mes genoux, tu ressens ma présence humaine.
Il lui ébouriffa les cheveux. Lebannen laissa échapper un très léger sourire. Une lueur apparut dans son regard. Une lueur d'affection pour cet homme qui lui offrait cette chaleur paternelle.
- Oui, mais toi, tu n'es pas une luciole, et puis... on dit bien que les serpents ont le sang froid, non ?
Tamlen éclata de rire.
- Tu es aussi bien placé que moi pour confirmer que ce sont des balivernes ! Enfin, ce terme est le bon. Pour être plus précis, nous nous adaptons à la température de notre environnement. - Donc, tu veux dire que... - Que l'on soit humain ou serpent, nous avons la faculté de nous adapter à notre environnement d'une manière ou d'une autre, et tu ne fais pas exception cette règle, gamin solitaire ou non.
Le gamin en question songea quelques temps à la question, avant de hausser les épaules avec désinvolture, peu convaincu. S'il ne s'adaptait pas à son environnement, ce même environnement ne voulait pas non plus s'adapter à lui. Sur qui devrait-il rejeter la faute ? Sur lui-même ? Sur les autres ? Ou sur la luciole qui continuait de voleter devant son nez ? Sans y réfléchir davantage, il aurait bien choisi la deuxième réponse. Ah, qu'elle était facile à choisir, cette option. Après tout, c'était toujours plus simple de rejeter la faute sur autrui. Lebannen aurait aimé ne pas y réfléchir davantage. Toutefois, au fond de lui, une petite voix -et qu'elle était désagréable, cette petite voix- lui susurrait qu'il n'était pas parfait, qu'il avait lui aussi ses propres défauts. Il la rejeta instantanément. C'était eux. C'était eux qui n'essayaient pas de le comprendre, ou bien étaient trop bêtes pour y parvenir. Il n'y avait qu'à voir cet imbécile Albyon... Il aurait beau essayer de briller plus que cette luciole, il n'arriverait jamais à la cheville de Lebannen, l'enfant le plus prometteur du village.
- Je ne suis pas sûr... - Pourtant, tu es encore en vie. N'est-ce-pas une preuve d'adaptation ? - Hm... - Tu n'es toujours pas convaincu. - … Non.
Si son père n'avait pas été là, la vie de Lebannen aurait été bien différente. Lui-même ne serait peut-être pas celui qu'il était à l'heure actuelle. Il aurait sûrement quitté le clan depuis belle lurette. Peut-être même que Manjû l'aurait accueilli en son sein. Qui sait ce qu'il serait advenu de lui. Tamlen lui pinça les joues, tentant d'étirer de force un sourire sur les lèvres de son fils déjà aigri à un âge aussi peu avancé. Ce dernier se laissa faire, silencieux, quoique légèrement piqué au vif. Il n'aimait pas quand il faisait ça.
- Tu sais, fils, tu devrais rire, jouer, et grandir avec les autres enfants. Si tu continues comme ça, tu vas finir avec le cœur aussi desséché que la vieille Saëna. - Che pvais bvien, père...
Les grandes mains de son interlocuteur cessèrent enfin de maltraiter ses joues. Lebannen frotta ces dernières en levant les yeux au ciel. Le petit garçon ouvrit de nouveau la parole.
- Dis, père. Est-ce que c'est difficile, d'attraper des lucioles ?
Tamlen sourit.
- Il suffit d'un peu de détermination et de courage, Lebannen. Si tu les possède, tu seras surpris par le nombre de choses éblouissantes que peut t'offrir cette luciole.
Pensif, l'enfant tendit la main en direction de la luciole voletant paresseusement devant lui. Celle-ci se posa quelques secondes sur son index, sous son regard émerveillé ainsi que celui de son père, attendri. Elle brilla, brilla, puis elle s'envola au loin, parmi ses semblables, toujours aussi lumineuse.
♦ Le joueur de flûte ♦
Spoiler:
Sur le chemin de terre, le flûtiste jouait la joie, la tristesse et la mélancolie.
Ses pas rythmés accompagnaient les sons qui se dégageaient de l'instrument, nourri par le souffle du joueur de flûte. Perdu dans une paisible plaine, il jouait les sons des mille et uns arbres ancestraux du Rhivarion, du gibier et des prédateurs cachés dans les parcelles terrestres ou dans la boue des marécages. Il jouait pour attirer les lucioles et, peut-être réveiller des serpents qui sommeillaient dans un coin, tel un charmeur se donnant en spectacle. Il avait beau jouer les mélodies du Rhivarion, il n'ignorait pas qu'à l'orée de la forêt et en dehors existait un vaste monde qui comportait autant de mélodies qu'il y avait de vies, tant de mélodies que n'importe quel musicien ne saurait plus où donner de la tête, comme quand on levait la tête vers le ciel étoilé. Toutes ces lucioles, toutes ces étoiles, toutes ces lucioles étoilées, toutes ces musiques, il voulait les entendre, les sentir au plus profond de son cœur froid. Il voulait de nouveau être capable de ressentir la chaleur de l'amour, cette douce chanson qu'il avait oubliée, coupé de la seule personne qui, de sa voix grave et rassurante, la lui chantait avec un amour paternel qu'il avait cru infini. Le flûtiste avait compris que l'infini n'existait pas, que ce n'était qu'une illusion de l'homme et que toutes choses avaient une fin, même ses propres mélodies exécutées à l'aide de son précieux instrument à vent. C'était triste, mais quelque part, il sentait qu'à chaque finalité, un monde différent s'ouvrait à lui, pour offrir davantage de choses à l'étoile glaciale qu'était son cœur.
" Snakes hide in the grass but we hide in our lies." - Proverbe anonyme -